Chacun-e son Delap

Le Delap de Tifen Ducharne

22 juin 2025 | 4 minutes de lecture

J'adore cette photo prise il y a plus de 10 ans, au parti de gauche, on était une bande de joyeux militants, dans un parti qui revendiquait l'éducation populaire alors on faisait de l'éducation populaire, je me suis donnée à fond.

Puis François Delapierre est mort. Lui et Charlotte Girard s’étaient intéressés à notre groupe, que tout le monde trouvait un peu bizarre. Des gens qui parlent de politique à la première personne, qui se servent de leur vie pour comprendre le monde, qui mettent en tension plusieurs récits de vie pour complexifier leur compréhension du monde, qui parlent de faire des débats dans la rue, qui évitent toute idée de spontanéité dans la prise de conscience, pour qui les idéologies sont une ressource parmi d’autres, qui n’ont pas peur que les émotions puissent être prises en compte…

Ayant travaillé avec Delap quelques années avant, j’étais très étonnée qu’il s’intéresse à nous, en dehors des liens amicaux, et de la camaraderie (qui est mot plein de sens). On n’était pas d’accord sur le pouvoir. Il pensait que le pouvoir est à conquérir pour ensuite être partagé, mais qu’il faut admettre qu’il est à conquérir. Je pensais que le partage immédiat du pouvoir donnait de la puissance à tous et pas à 1. (Je ne vais pas refaire le coup de Buffy contre les vampires, qu’il faut voir et revoir pour comprendre que si une tueuse de démons possède des pouvoirs, il suffit qu’une sorcière l’aide à partager ces pouvoirs pour qu’une armée de tueuses puissantes se lève, mais je le fais quand même).

Est venue ensuite la France insoumise, mouvement d’éducation populaire revendiqué. Je me suis donnée à fond, mais contrairement au parti de gauche j’ai refusé de participer aux instances à partir du moment où elles n’étaient pas pensées pour former à la délibération et partager avec les militants les décisions. Puis le groupe éduc pop n’a plus fonctionné. Il restait l’amitié, ce n’est pas rien. Mais ça ne justifie pas de passer son temps à militer.

Il me restait le sujet des déchets.

Quand la proposition que nous faisions de sécurité sociale du réemploi a été remplacée par un projet de recyclage, il ne me restait que des amis. Sur cette photo, l’un est député, une a eu trop de soucis personnels pour rester engagée, une autre s’est faite exclure, les autres ont quitté pour des raisons différentes. Je ne pense plus à delap comme j’y pensais avant. Je m’aperçois maintenant que je n’ai pas de maître en politique et dans la vie, j’ai des amis, des camarades, des gens qui m’ont beaucoup appris, qui m’ont ouvert une porte, aidée à me frayer un chemin.

Delap n’était pas un maître à penser. J’étais rarement d’accord avec lui, et même dans les derniers mois de sa vie, dans un corps qui échappait à sa volonté pourtant si forte et intense, on a pu constater les désaccords, notamment sur le partage du pouvoir. Mais… Delap est un ami qui marque une existence, une finesse et une malice alliées à une raison implacable. Et un humain remarquable. Je me dis rarement “qu’est-ce que delap aurait pensé de ça ?”, mais je donnerais tellement pour pouvoir en parler avec lui !

J’ai commencé à jouer ma conf gesticulée “déchets et des hommes” l’année de sa mort. J’ai également créé une association avec une recyclerie, cette année là dans mon village. Mon père est mort peu après. Je n’ai plus lâché l’idée que seul le partage du savoir, l’espace réel de délibération, et les relations solides de l’amitié et la camaraderie pouvaient sauver quelque chose. Comprendre ensemble, décider ensemble, faire ensemble.

Les grands hommes, comme ils disent, meurent autant que les petits. Si je garde au creux de mon cœur une place de choix pour Delap, c’est parce qu’il m’a regardée comme une camarade et amie, jamais comme une proie, une groupie. C’est parce qu’il partageait avec moi tout ce qu’il savait, ses doutes, ses joies. Parce qu’il était gourmand, de vie, d’amour pour Charlotte et leurs filles, de bons vins et de lichouseries. J’aurais traversé la terre pour lui apporter une part de réconfort, sans même avoir à y penser, j’ai rencontré avec joie Charlotte et sa bonne humeur, qui elle aussi a bien voulu accorder de l’importance à mes saltimbanqueries. C’est aussi un cadeau que Delap m’a fait.

10 ans c’est beaucoup, la vie a repris son cours, évidemment pas comme avant. Je crois que plus les gens que j’aime et m’ont appris meurent, plus je sens leur puissance en moi, et la légèreté, la joie d’être mortelle, alors il faut vivre et ne pas se trahir, dans l’espoir absurde et vain de laisser une trace.

Il n’y a rien de plus que la liberté, la passion d’aimer son prochain et de choisir de faire ce qu’on a à faire, d’aimer ce qu’on aime, en restant le meilleur être humain possible.

Avachie dans un fauteuil et en larmes.