Chacun-e son Delap

Le Delap d'Hélène Franco

15 juin 2025 | 7 minutes de lecture

Mon Delap, c’est d’abord un jeune homme de 19 ans rencontré à Sciences po Paris que je venais d’intégrer. J’étais déjà militante politique, à la gauche du PS depuis quelques années, proche des idées de JL Mélenchon.

Delap aussi était militant, mais d’une toute autre trempe que moi : toute sa vie était rythmée par l’engagement. Il portait un sac à dos volumineux, permettant d’y mettre tracts, affichettes, scotch… Dans l’univers grand bourgeois parisien de la rue Saint-Guillaume d’alors, nous étions, chacun à notre manière, deux petits choses, comme dans le roman éponyme d’Alphonse Daudet : des enfants rêvant de changer le monde, au milieu de gens qui nous faisaient souvent ressentir que nous n’étions pas à notre place parmi eux.

Delap prenait ses « tâches militantes » infiniment plus au sérieux que moi. Je me souviens qu’au cours d’un de nos premiers échanges politiques, il s’était récrié, je ne sais plus à quel propos : « Mais je suis un révolutionnaire », sentant sans doute que, derrière mon engagement à la Gauche socialiste, se dissimulait un réformisme radical.

Nous n’étions au plus que six ou sept militants de la Gauche socialiste à Sciences Po à cette époque, mais grâce à Delap, nous nous réunissions souvent et nous avions des débats de fond tout autant que des actions militantes programmées.

Dès 1991, je décide de militer à l’AGE-UNEF, alors tenue par une bande de joyeux drilles (oui, ça existait à l’époque), moitié anars, moitié trotskystes tendance pabliste. Je délaisse l’UNEF-ID peuplée d’étudiants PS rêvant pour la plupart (pas Delap !) de devenir cadres ou élus de ce parti, pour certains déjà dûment encravatés et épouvantablement sérieux. Quand j’annonce ma décision à Delap, il n’acquiesce pas tout de suite. Je lui dis que, comme rien ne s’y oppose, je vais garder ma carte à l’UNEF-ID pour voter au congrès. Marché conclu.

Mon Delap pouvait aussi, en petit comité, manier un humour ravageur. Y compris sur le conflit israéalo-palestinien, ce qui semble aujourd’hui un exploit à la portée de bien peu de gens. Je me souviens notamment d’une discussion politique que nous avions eue en 1990 concernant la réception de Yasser Arafat à l’Elysée, peu de mois auparavant. Delap pensait que François Mitterrand avait eu raison d’accueillir le chef de l’OLP presque comme un Chef d’Etat, j’étais plus critique. Mais nous avions achevé cet échange dans de grands éclats de rire, en tentant de reproduire chacun à notre tour l’accent inimitable d’Arafat.

Delap ne délaissait alors l’action politique que pour jouer au flipper dans un café situé non loin de Sciences-po, dont nous avions fait notre lieu de prédilection pour les réunions. Ceux qui arrivaient en avance pouvaient le trouver aux prises avec le flipper, pleinement à sa tâche, comme dans tout ce qu’il entreprenait.

Delap aimait et admirait François Mitterrand. En 2001, alors que nos études étaient loin et que nous avions pris des chemins professionnels différents, je suis tombée sur Delap rue de Solférino, où le PS avait organisé un hommage très réussi à François Mitterrand pour les 20 ans du 10-mai. Plus exactement, alors que je descendais l’escalier principal au milieu de centaines d’autres visiteurs, et que je m’étais arrêtée pour contempler une immense photo du « Vieux », j’avais senti une main se poser sur mon épaule. C’était Delap qui, scrutant le visage espiègle de l’ex-président socialiste, m’avait glissé : « Il nous manque ce sourire-là, hein ? ». Et nous avions achevé la visite ensemble, en nous félicitant que, pour une fois, le PS ait réussi cette réunion de famille, jusqu’au buffet et à la soirée dansante.

En parlant de sourire, celui de Delap était particulier : il pouvait être parfois moqueur, mais je pense qu’il était la plupart du temps réellement amusé et attendri par les camarades qui formaient l’essentiel de ses fréquentations quotidiennes. J’ai rarement vu Delap rire, mais son sourire, discret ou plus épanoui, était très expressif.

Delap était à la fois un théoricien et un technicien de l’action politique. Il n’aimait pas les phraseurs. Il s’attelait toujours à rendre opérationnelles les -nombreuses- idées qu’il pouvait avoir en la matière. Le duo qu’il formait avec JL Mélenchon était de ce point de vue équilibré. Ils étaient aussi différents que complémentaires. Delap avait les pieds sur terre et avait sans cesse pour objectif de rassembler le plus grand monde sur des objectifs politiques clairs. Quand j’étais en désaccords avec une prise de position publique de JL Mélenchon sur la justice, mon sujet de prédilection, il m’arrivait d’en faire part à Delap. Et, impression ou réalité, je pouvais constater par la suite que le message avait été passé et pris en compte.

J’ai eu l’occasion de mesurer à de nombreuses reprises les qualités de Delap comme organisateur et cadre politique. Il me revient principalement en tête deux épisodes à ce sujet. En 2009, j’avais gagné l’insigne honneur d’essuyer les plâtres du Front de Gauche tout juste sorti de l’œuf quelques mois auparavant, en étant tête de liste aux élections européennes pour la région Grand-Est. 18 départements, un partenaire PCF très affaibli dans cette vaste région. J’ai d’abord organisé à Dijon une réunion des cadres de la campagne pour finaliser la composition de la liste, discuter du calendrier des évènements et du financement. Delap m’a fait l’amitié de venir. Sans se mettre en avant, il est intervenu comme il le fallait sur des points essentiels et su désamorcer les conflits qui pouvaient poindre. Et tout cela sans que nous ayons le temps de nous consulter avant. Alors que je le raccompagnais à la gare, il avait eu l’élégance de me féliciter pour cette réunion réussie, alors que j’avais moi-même l’impression que sa présence avait été déterminante. En 2010 s’annoncent les élections régionales et je multiplie les allers-retours en Franche-Comté pour tenter de réussir une alliance entre le Front de Gauche et le NPA. J’appelle Delap après les réunions, le plus souvent en lui faisant part de mon désarroi face à l’opposition irréductible entre le PCF et le NPA. Quand je suis lasse, il tente de me remonter le moral. Et, au bout de trois mois, je sens Delap assez ennuyé au téléphone. Il finit par me dire qu’en l’absence d’accord large, je ne serai pas tête de liste régionale, le Parti de Gauche ne pouvant prendre le risque financier de ne pas atteindre le seuil de remboursement (5%). Dès qu’il me le dit, je ne cache pas mon soulagement. Je me souviens lui avoir dit : « C’est une excellente nouvelle, si tu étais en face de moi, je t’embrasserais comme du pain » et je l’entends encore se marrer.

Quand je suis allée voir Delap, déjà malade, à l’hôpital en septembre 2014, il ne m’a rien caché sur la nature du mal qui le frappait et sur les pronostics très sombres des médecins. Jusqu’au bout, il a été lucide et combatif. Je me souviens de ses récriminations contre le privé quand il s’est trouvé dans un centre de rééducation qui ne lui convenait pas. Je me souviens aussi qu’à l’occasion d’une de mes visites chez lui, alors qu’il était ce jour-là très affaibli, il avait tenu à me rejoindre pour que nous prenions un goûter. Ses filles ayant préparé des crêpes au Nutella, il avait retrouvé quelques instants du tonus pour les morigéner, désapprouvant le choix de cette pâte à tartiner peu écologique. Ce qui ne l’avait pas empêché de manger de bon cœur la préparation des deux petites. Son amour paternel, sa gourmandise et son absence de dogmatisme ont fait de ce goûter un beau moment, malgré les circonstances.

Finalement, la vie l’a quitté, mais il n’a jamais quitté la vie.