Le Delap de François Thuillier
Mon Delap c’est le gars derrière une porte inconnue qui s’ouvre et qui me dit, dans un sourire désarmant : « Viens, je t’attendais. »
On met du temps à frapper aux portes. Je ne voulais jamais m’y résoudre. Ou bien alors, comme les sales gosses, en appuyant sur les sonnettes de mon village puis me sauvant à toutes jambes, regardant du coin de la rue les mines énervées de ceux qui ouvraient. Plus tard, bien plus tard, quand, « au hasard des mondes et des hommes rencontrés », j’ai enfin eu « une idée bien à moi, dont je pouvais parler » comme disait Camus, je me disais que, s’il celle-ci avait une quelconque valeur on viendrait plutôt me chercher, on viendrait frapper à ma porte. Et j’attendais, dans un mélange de syndrome de l’imposteur et de pudeur ouvrière. Personne ne venait.
Et puis un jour ces choses-là arrivent ; la maturité de l’engagement, le sentiment de finitude, on ne sait pas. J’ai frappé successivement à trois portes, les trois se sont ouvertes et on m’a accueilli à bras ouverts : l’hebdomadaire Témoignage Chrétien, le petit cercle des études critiques de sécurité, et la politique. Derrière cette troisième porte se tenait François Delapierre. J’ai vite senti à ses côtés que la politique, contrairement à ce qu’on m’avait toujours raconté, ça n’était pas (ou pas toujours) un milieu de gens superficiels et prêts à sacrifier leur idéal pour un plat de lentilles. Non, ça pouvait aussi être le lieu d’une attention aux autres, en particulier ceux à qui justement personne ne prêtait jamais attention, d’une application à discerner les faits, et d’une douceur.
Je reviens sur ce mot peut-être surprenant ici. L’environnement professionnel qui était le mien au moment de ma rencontre avec François (peut-être y reviendrai-je, j’écris ce billet au fil de l’eau sans réellement savoir où je vais…) était très majoritairement composé de gens de droite, très à droite. Et, de manière contre-intuitive, bien qu’en profond désaccord avec eux, je les trouvais humainement sympathiques, chaleureux et rigolards entre-eux. Alors que souvent, je trouvais les gens de gauche crispés, maussades et déplaisants. Peut-être, me disais-je, parce que les premiers savouraient chaque jour leur victoire idéologique dans un pays qui leur était acquis, tandis que les seconds ruminaient leur défaite et prenaient mille précautions, sans cesse aux aguets et se méfiant de tout dans leur lutte sans repos contre l’injustice sociale. Pas François.
La première chose qui me frappa chez lui fut son sourire et sa douceur. Avant son intelligence et sa clairvoyance. De fait, j’ignore quel homme d’appareil il fût, quel mari, quel père, quel ami, je ne sais rien de tout cela, mais je me souviens très bien du type qui me mettait la main sur le bras pour me convaincre d’une idée. Mon Delap m’apparaissait à chaque fois confortablement assis dans ses convictions, sûr de son fait, et tranquillement, n’était ce coin de l’œil narquois parfois, persuadé de sa victoire. C’était la première fois que je voyais un « insoumis », je ne savais pas.
L’idée de la politique germa pour moi en premier lieu au côté de Jean-Pierre Chevènement et je côtoyai un long moment son petit groupe de conseillers nourris comme moi à la mamelle de la promesse républicaine. Puis un essoufflement peut-être, une fatigue, un doute également me gagna. Je restai un long moment sans engagement concret. Puis, à la faveur de l’entregent de certains camarades de classes préparatoires à l’ENA, mes pas me conduisirent donc à la porte de François. J’y frappai confiant, fidèle à l’idée qu’on se fait parfois de l’existence et de la nécessité d’agir. La foi qui n’agit pas, est-ce une foi sincère ? comme dit le Polyeucte de Corneille. J’avais foi en la République sociale, et surtout, pour une fois, foi en moi… François a donc eu ce large sourire et m’a ouvert les bras.
On s’est mis à se voir très régulièrement. Il terminait la rédaction de son livre Délinquance : les coupables sont à l’Intérieur. Quand, comme moi, on travaille sur un sujet comme la sécurité, qu’on en a épuisé tous les aspects, de l’action opérationnelle aux fonctions de chef de cabinet, de la coopération internationale aux travaux académiques, on a souvent tendance à penser qu’on maitrise un peu la question. Avec François, j’avais pourtant l’impression d’apprendre encore. Lui, qui s’y intéressait pourtant depuis peu, me bluffait à chaque fois, saisissant le bon angle, soulevant la contradiction, décelant, de son flair politique, ce qui se cachait si bien derrière la fainéantise intellectuelle et le mensonge du conformisme.
Notre amitié naissante et notre complicité militante s’arrêtèrent brutalement. Je me souviens assez bien du jour où, dans un restaurant près des Champs-Elysées, il m’apparut fatigué et, pour la première fois depuis de long mois, visiblement inquiet. Ma mémoire faiblit, mais je l’entends encore prononcer les mots de tumeur et d’hôpital, et me dire, à la fin du repas, qu’il allait s’absenter quelques semaines (nous étions avant l’été) et qu’il me ferait signe dès qu’il irait mieux, à la rentrée. Je ne l’ai jamais revu.
Je me souviens l’avoir pourtant quitté sans appréhension particulière, je ne l’ai pas senti en danger. Mon Delap affichait toujours une sorte de longanimité qui fait les gens impassibles face aux drames. Je le sentais de taille à faire son miel de tout, même de la souffrance qui donne leur prix aux jours heureux. J’oubliais que quand on passe une demi-vie à combattre l’injustice, un jour celle-ci se venge. Quand on m’a appris sa mort, je ne connaissais pas encore suffisamment bien Charlotte ou Jean-Luc, et suis resté à distance des obsèques.
Lors de nos dernières rencontres, François souhaitait m’inviter à une fête d’anniversaire chez lui, il voulait que je l’accompagne pour une série de meetings dans le Sud-Ouest, tout est resté en plan. Mais c’est peu dire qu’il m’a fait signe, comme il me l’avait promis. Il fut le détonateur d’une série de déflagrations qui, de rencontres en lectures, m’ont ouvert des espaces qu’avant lui je n’aurais soupçonnés. Voilà dix ans que mon Delap a refermé sa porte. Depuis, je n’ai sonné à aucune autre adresse. Je ne suis pour autant pas retombé dans l’ornière du renoncement ; non, j’ai plutôt l’impression que ça a quelque-chose à voir avec la fidélité.