Chacun-e son Delap

Le Delap d'Antoine Léaument

20 juin 2025 | 5 minutes de lecture

Mon Delap, je l'ai rencontré il y a 12 ans. Il était conseiller régional d'Île-de-France et moi j'étais stagiaire dans son groupe, qui portait un titre à rallonge comme on les aimait bien à l'époque : « Front de Gauche - Parti de Gauche et Alternatifs ». Rien que ça.

On s’est tout de suite entendus : je m’intéressais aux réseaux sociaux et lui s’occupait du « pôle bataille idéologique » du Parti de Gauche, dont l’objectif était de se mettre en capacité de contourner le système médiatique officiel en créant « nos propres médias ». On s’est trouvés. J’ai rejoint son pôle, et j’ai fait ma part pour essayer d’atteindre cet objectif (et aujourd’hui encore, ça continue).

François est une énigme pour moi. On me l’a souvent décrit comme un homme fait de stratégies et de prévisions, et qui pouvait parfois laisser de côté les sentiments ou les affects. Mais je ne l’ai jamais vécu comme cela. En face de moi, je n’ai jamais eu un Delap « froid ». Au contraire : j’ai connu un homme plein d’humour et de bienveillance, qui savait m’apprendre bien des choses sans jamais avoir envers moi aucune marque de mépris.

Je repense à François dans les émissions dans lesquelles je l’accompagnais. Je n’ai jamais compris non plus pourquoi il me demandait de venir avec lui. Mais j’aimais bien. Je le voyais, depuis le plateau de « Mots croisés » ou depuis les coulisses de « On n’est pas couché », parler de ses livres : « La bombe de la dette étudiante » ou encore « Délinquance : les coupables sont à l’Intérieur ». Il avait le don pour trouver des titres qui claquent !

Je m’en veux. En 2014, un an avant sa mort, je le voyais souvent. Il était fatigué. Il faisait des siestes. Parfois, il ratait son réveil. Je me disais que la campagne européenne, dont il était le directeur, devait l’épuiser. Rien ne m’a alerté. Je me dis aujourd’hui avec tristesse, sans savoir si c’est le cas ou non, que peut-être c’étaient là les signes avant-coureurs de sa maladie. Que peut-être on aurait pu, si on avait su, lancer l’alerte, faire quelque chose… Bien sûr, c’est idiot de penser ça. Mais c’est dans mon coeur encore aujourd’hui. Je me dis qu’il y a quelque part un monde parallèle où il est encore à nos côtés. Où il est à l’Assemblée avec nous. Où on échafaude des plans. Où on prépare toutes les Révolutions qu’il faudra. Parfois, je me dis « qu’est-ce qu’aurait fait François ? ». Et je sais que ce monde parallèle existe un peu quand même, car jamais il ne me quitte vraiment puisque je pense à lui.

François aimait manger. Bien manger. Mais il y a un repas dont je me souviens plus que de tous les autres. C’était chez lui et Charlotte, à Sainte-Geneviève-des-Bois, à l’été ou à l’automne 2014. Il faisait beau. On était dehors. Il y avait là des gens que j’aime : eux deux, bien sûr. Et Matthias, Juliette, Aigline, Laurent, Christiane, Gersende. Et je vois François, assis sur sa chaise, avec des petites lunettes. Il est paralysé de tout un côté. Il nous annonce qu’il a une tumeur au cerveau. Quelles sont les chances de rémission ? C’est mal barré. Mais on va essayer. Que faire d’autre, après tout ? Lutter pour une vie meilleure, lutter pour la vie tout court : que faisons-nous d’autre, nous, les militants politiques ?

Mon Delap glisse doucement. Il perd, peu à peu, ses facultés physiques. Mais aucune de ses facultés mentales. Le corps s’en va. L’esprit reste. Il écrira jusqu’au tombeau ses éditos pour « À gauche », depuis son lit d’hôpital, avec la complicité de Charlotte et de subterfuges magistraux pour continuer à écrire avec les yeux. Avec mon camarade Bastien Lachaud, nous lui rendons visite. Je lui avais demandé ce qui lui ferait plaisir. Il m’avait dit « des chocolats ». Je me mets en tête de lui faire goûter les chocolats des meilleurs chocolatiers de Paris. Je casse ma bourse plusieurs fois pour lui acheter des chocolats improbables, verts, bleus, rouges, dorés… j’ignorais même que cela pût exister. Il est ravi. Moi aussi.

Puis, le 20 juin, tout s’arrête. Je me souviens. Du discours de Jean-Luc. Sa voix est la nôtre. Il dit les mots sacrés. Et je me souviens de Charlotte. De ses mots. De nos larmes. Il y a mes camarades à côté de moi. Tout le monde pleure. Commence la procession. La main sur l’épaule du camarade de devant. Un œillet rouge à la main. Nous ne sommes pas une secte : nous sommes des camarades. Et dans la mort on pense au chant des partisans. « Ami, si tu tombes, un ami sort de l’ombre à ta place ».

Combien, depuis, d’amis, sont sortis de l’ombre pour aider à leur tour à faire jaillir la lumière ? François était un éclaireur. Un phare. S’il n’avait pas été là, beaucoup d’entre nous ne le seraient pas non plus. Et François était aussi un père. Pas juste spirituel. Un vrai papa. De deux filles que j’ai connues petites et qui sont aujourd’hui bien grandes. Félicie et Valentine. Je les vois, elles aussi. Je sais qu’il serait fier de ce qu’elles sont devenues. Le monde ne les laisse pas indifférentes. Elles se battent pour le changer elles aussi. Le fruit ne tombe jamais loin de l’arbre. Les chats ne font pas des chiens. Tous les proverbes du monde sont là pour nous le dire : la lutte ne s’arrête que quand il n’y a plus personne pour la mener.

François disait que « La Révolution commence dans notre regard ». C’est d’ailleurs ce qui est écrit sur sa sépulture. Aujourd’hui, mon Delap, bien des yeux sont ouverts. Toi, tu ne pourras pas voir des tiens la Révolution. Mais elle arrive. Et nous, nous la ferons en gardant les yeux, mais aussi le coeur un peu tournés vers toi.