Le Delap d'Alexis Corbière
Il y a 10 ans, samedi 20 juin au matin dans une chambre de l’hôpital Pitié-Salpétrière à Paris, le cœur de notre François Delapierre, notre « Delap » avait cessé de battre, la main tenue par celle qu’il aimait, Charlotte Girard.
10 ans déjà. Mais, comme beaucoup de ceux qui furent ses amis, je ne l’ai pas oublié. Jamais.
Avec François, c’était un compagnon de plus de vingt années de combat politique qui s’en allait.
Nous étions très nombreux à l’aimer, à le respecter et à l’admirer même. Rarement un homme aura joué un rôle aussi déterminant dans mes choix politiques pendant 15 ans. C’était aussi un de mes plus chers copains avec lequel j’aimais beaucoup rire, car son humour pince sans rire était ravageur.
Je crois (la mémoire est parfois faite de brumes) avoir rencontré François la première fois de ma vie en 1991, à l’occasion d’un congrès de l’UNEF-ID, le syndicat étudiant, dont il sera membre du Bureau national. Avec d’autres, il y animait une tendance du nom Tendance Sursaut Ou Déclin (TSOD). Derrière ce nom étrange, des militants liés au courant du PS dit « Gauche Socialiste » et à l’association SOS Racisme, comme Yann Galut aujourd’hui Maire de Bourges ou Fredéric Hocquard dit « Fredhoc », adjoint au Maire de Paris épris de culture , tous se regroupaient contre la direction du syndicat. En cette époque, j’étais un des dirigeants nationaux de l’organisation trotskyste PCI, décrite parfois dans la presse sous le nom de lambertiste et je n’étais pas dans la même tendance que Delap.
François avait néanmoins retenu mon attention par la qualité de son intervention méthodique faite à la tribune de ce Congrès qui se tenait à la Mutualité. Il n’avait pas encore 21 ans (François est né le 4 novembre 1970), mais avait déjà une expérience militante non négligeable. Son engagement politique avait débuté au lycée, à l’occasion du grand mouvement lycéen et étudiant pour l’abrogation de la loi Devaquet en novembre et décembre 1986. C’est aussi un point commun avec moi. La direction de SOS Racisme, qui était alors une association à l’audience de masse significative, incomparable avec aujourd’hui, décida de construire un syndicat lycéen la Fédération Indépendante et Démocratique des Lycéens (la FIDL) d’abord sous la présidence de Frédéric Hocquard, puis de François qui fut élu Président lors d’un Congrès en 1988. En 1991 donc, il était déjà un militant chevronné ayant exercé des responsabilités. Il gardera toujours un intérêt particulier pour la question étudiante et fera de nombreuses conférences sur le sort que lui réserve le nouvel âge du capitalisme qui l’endette.
Durant ces années de jeunesse, ce qui m’avait frappé lors de notre première discussion, c’est qu’il était déjà un intellectuel de haute tenue. Surprise pour moi, il était même marxiste et se revendiquait comme tel. Et sa connaissance du marxisme dépassait déjà largement la mienne alors que je considérais, avec prétention, ma formation comme la plus performante. Il fut par exemple le premier à me parler du philosophe et sociologue marxiste Georg Luckacs et particulièrement son Histoire et conscience de classe ou à me donner le goût de lire Antonio Gramsci, ce que je fis plus tard.
C’est surtout à partir de 1992 et 1993, sur le campus de Jussieu (Paris VII) que nous aurons des échanges et des discussions plus poussés. Pour des raisons que j’ai oublié, après avoir fait l’IEP Paris et tout en étant inscrit à la fac de Nanterre où il obtint un DEA de sociologie, il s’était inscrit lui aussi à la fac de Jussieu. Anecdote, pour la rédaction de son DEA qui portait notamment sur le précariat, il sera livreur de pizza en mobylette ce qui lui vaudra quelques mésaventures qu’il prenait plaisir à raconter.
Je reviens à Jussieu, hasard, c’est dans mes cours de Licence de Rita Thalmann, grande spécialiste du nazisme, que nous nous sommes retrouvés. Nos échanges continueront au gré de nos rencontres militantes (lui toujours à la Gauche socialiste où sa plume et son intelligence se font remarquer et moi à la LCR après mon exclusion du PCI. Le récit de mon exclusion avec des méthodes salement antidémocratiques l’avait d’ailleurs beaucoup amusé. Mais c’est surtout en 1996, quand j’ai rejoint les rangs de la Gauche Socialiste logée au sein du PS que nous nous sommes retrouvés. Politiquement, nous ne quitterons plus. En 1998, ce travailleur acharné et méthodique accepte la proposition de devenir Secrétaire général de SOS Racisme.
Lucide sur l’évolution de l’association, il relève le pari. A ses côtés, Raquel Garrido devient Vice-Présidente et le Président de l’association est alors Fodé Sylla. Cette année là, dans plusieurs régions, droite et FN passent un accord de gestion. François impulse une orientation de harcèlement contre le FN afin d’éviter que se banalise la formation d’extrême droite qui se notabilise en décrochant plusieurs vice-président de Région. Cette ligne du « cordon sanitaire » autour du FN, portée par d’autres organisations il est vrai, porte ses fruits. Les divergences stratégiques au sein du FN, sur la façon d’appréhender ce que l’on nomme aujourd’hui la dédiabolisation pour faire rompre ce « cordon sanitaire » font éclater l’appareil du FN entre Jean-Marie Le Pen et Bruno Mégret en 1999. L’année précédente, pour apporter des réponses à la « préférence nationale » qui est au cœur du programme du FN, nous publions François et moi un petit livre Un apartheid à la française, 10 réponses à la préférence nationale (Editions Bérénice). Cet ouvrage sera publié sous la signature de SOS racisme mais c’est François qui en sera le principal auteur, avec moi dans une moindre part. La rédaction de ce petit livre argumentaire, travaux d’été 1998, sera l’occasion pour moi de constater sa puissance de travail et de synthèse.
Quand en avril 2000 Jean-Luc Mélenchon devient Ministre délégué à l’Enseignement professionnel, François rejoint immédiatement son cabinet où il met en place une équipe prospective qui sera utile au Ministre. Recruté en quelque sorte par François, j’ai l’honneur de faire partie quelques temps de cette petite cohorte. A partir de cette époque également, il devient le rédacteur en chef du journal hebdomadaire A Gauche. Ses éditoriaux, rédigés au rasoir font mouche chaque semaine. De la sorte, il propose un fil à plomb politique aux dizaines de milliers d’abonnés qui sont les militants et sympathisants de notre mouvance. Ainsi, il a dû rédiger et publier près d’un petit millier d’éditos sur l’actualité sociale, politique, économique et internationale, qu’il pourrait être utile de compiler à l’avenir pour démontrer la clairvoyance et la hauteur de sa pensée. Et puis François avait une plume, mordante et synthétique.
Au lendemain de l’élimination du candidat Lionel Jospin dès le premier tour en avril 2002, François commence à réfléchir. Nous cherchons à comprendre non seulement les raisons profondes de la défaite du candidat PS mais aussi celles des dérives de Jean-Pierre Chevènement proposant un combat pour la République « au delà du clivage droite et gauche » avec la fortune que l’on sait et l’état de ce qu’il est convenu de nommer la gauche. D’autres questions jaillissent. De quelles façons rassembler le peuple ? Comment restaurer sa souveraineté ? Comment faire naitre les conditions d’une Assemblée Constituante pour une 6eRépublique ? Etc. Vertébrés organisationnellement par François, nous lançons en 2004 un club de réflexions et d’actions politiques : Pour la République Sociale (PRS).
Régulièrement, une revue de PRS est publiée. François y publiera de très nombreux articles dont un brillant La publicité, la culture de masse et la gauche dans son numéro 2 en mai 2004 qui mérite encore d’être lu avec attention. Je m’y réfère régulièrement Il se passionne également pour les travaux du sociologue Alain Accardo notamment De notre servitude involontaire et Le petit bourgeois gentilhomme qui porte sur les mécanismes de domination intellectuelle dans notre société ainsi que la moyennisation de la petite bourgeoisie. François Delapierre est alors celui qui rédige l’ensemble de nos Manifestes et textes théoriques de référence. PRS c’est lui. Ou du moins, sans lui PRS n’aurait jamais existé. Arrive la campagne de 2005 pour le Non au TCE. Notre petite embarcation PRS emprunte les grands torrents de l’Histoire.
Il rédigera en 2007 une brochure dont le titre était La gauche d’après. Elle garde toute sa pertinence.
Car après la victoire du NON le 29 mai 2005 et le refus de sa prise en compte par le PS lors du Congrès qui suit, et même la désignation de Ségolène Royal pour la présidentielle de 2007 (!), la conviction de François que les voies d’une victoire des aspirations antilibérales de notre peuple ne passent plus par ce parti est acquise, mais il reste un défenseur de l’union de la gauche. Les campagnes qu’il proposait avaient pour slogan « Gauche, unis toi, le peuple a besoin de toi ! »
Delap sera donc l’artisan infatigable de la naissance du Parti de Gauche en novembre 2008 et du Front de Gauche. La suite est connue. Cheville ouvrière de toutes les décisions importantes, il impulse avec acharnement toutes les tâches permettant le développement du jeune PG. Il mène de nombreuses campagnes électorales et en 2010, il est même élu Conseiller régional d’Ile de France. En 2012, il est le directeur de campagne du candidat Mélenchon. Cette campagne lui doit énormément. Le 18 mars 2012, la grande manifestation pour la 6e République qui rassemblera plus de 100 000 personnes Place de la bastille, c’est lui qui en sera le concepteur et le premier organisateur. Après cette présidentielle, François continuera sa tâche de lutteur infatigable. De son rôle majeur, il ne tirera aucun avantage matériel ni un mandat électoral particulier. Il continuera seulement à creuser son sillon avec une imagination débordante. François était un créateur, un imaginatif. L’année 2013 fut celle où il participa à de nombreuses émissions de TV ou radios et sa notoriété commençait à l’élargir significativement. J’ai souvenir notamment de son passage à On n’est pas couché animé par Laurent Ruquier pour présenter son ouvrage La bombe de la dette étudiante (Editions Bruno Leprince).
Sa contribution intellectuelle ne faiblissait jamais. En 2013 toujours, il publiera un étonnant Délinquance, les coupables sont à l’intérieur (éditions Bruno Leprince) qui sera une contribution majeure pour une réflexion républicaine sur le rôle de la police et pour dénoncer les dérives actuelles. Cet ouvrage est sans doute celui qu’il a eu plus de temps travaillé et il restera comme une référence. Sa critique des dérives de la Police n’était pas caricaturale. Il savait l’importance de ce service public dans assurer le droit à la sureté.. Sans prévenir, François avait pris la décision de travailler cette question sensible et, là encore le temps d’un été, il avait produit cette œuvre.
Ses dernières interventions à notre direction nationale furent de dire qu’il fallait imaginer un grand Mouvement pour la 6e République pour faire respecter la souveraineté populaire. Il se réjouissait des processus politiques en cours en Grèce et particulièrement en Espagne qu’il suivait de près en s’y rendant plusieurs fois. Notamment pour présenter ses ouvrages. Mais déjà la maladie commençait à l’affaiblir.
Ce portrait très personnel et rapide, qui déforme nécessairement les faits et leur enchainement, ne serait pas complet si j’oubliai de rappeler qu’il était, avec Charlotte évidemment, un grand mélomane, et que la musique l’a accompagné jusqu’au bout, ainsi que sa passion internationaliste notamment pour l’Asie. A partir du début des années 2000, il eut un coup de foudre pour la Chine où il se rendit plusieurs fois. Il fut aussi invité en Corée du Sud. Et puis bien sûr l’Amérique Latine et le Venezuela. Fin 2012, je me souviens d’un voyage avec lui à Caracas où nous avions participé à une série de conférences sur la situation internationale et les dégâts de l’impérialisme sur la planète. Le dernier jour, pendant des heures, nous avions attendu d’être reçu par le Président Hugo Chavez, car on nous avait dit que ce fut possible. En vain. Sa curiosité sur ce qu’il se déroulait là-bas était grande mais dans l’avion du retour, il me fit part de ses critiques et doutes sur les limites du processus en cours et du chavisme, en particulier sur les questions démocratiques
Etoile filante à la trajectoire plus courte que prévu dans le ciel de nos idées, la trace de la lumière qu’il a laissé reste d’une exceptionnelle intensité.
10 ans après sa mort, Delap reste pour moi un objet de curiosités lorsque je traverse des moments de doutes. J’ai beaucoup pensé à lui, en particulier le jour où je suis devenu député en 2017. Il aurait dû être là, dans l’hémicycle.
Qu’aurait-il pensé des événements récents ? Que nous aurait-il conseillé ? Mes questions resteront à jamais sans réponse. Mais, en relisant son texte évoqué plus haut La gauche d’après, j’ai ma petite idée… ou plutôt une forte conviction.
Merci Delap. On continue, sans toi, et c’est plus difficile.
Mais on continue…